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Sortie hivernale

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Sortie hivernale Empty Sortie hivernale

Message  Invité Lun 19 Juil - 12:46

Sortie hivernale Anse_d11




Il faisait froid. Encore plus froid qu'au cœur de la nuit. Les étoiles, qui avaient brillé très fort, n'allaient pas tarder à pâlir, pour laisser la place à un soleil timide. On était à la fin janvier, et la température devait flirter avec le zéro.

Engoncé dans mon ciré doublé de plusieurs pulls, j'étais à la barre depuis la veille au soir. Je regardais les petites crêtes phosphorescentes qui jouaient à rattraper mon bateau. Oui, il faisait froid, et pourtant je n'aurais donné ma place pour rien au monde.

"Seul maître à bord… Je n'avais de comptes à rendre à personne. Le seul compte-rendu que j'aurais pu faire, c'était celui du bonheur. Celui d'être libre, par-dessus tout. Libre de choisir ma route, d'élire mon point de chute. Et je me retrouverais dans la matinée dans quelque port de pêche, ceux que je préférais. Parce que les odeurs de poisson et de varech y ont un parfum violent, parce que les couleurs des bateaux y sont plus chaleureuses, et que les hommes que j'y trouverais me ressemblaient. "Garce de mer…" disaient-ils. Mais aucun n'aurait voulu changer de métier.

Lors d'une de mes dernières sorties, j'avais passé la nuit blotti contre une coque en bois. Un léger frottement m'avait sorti de ma somnolence. Passant la tête par le capot, je vis une énorme muraille qui me dominait de plusieurs mètres, glissant sur l'eau du port à venir me frôler : un thonier qui rentrait… Une voix calme à l'accent patoisant m'avait dit, du haut de la lisse :
- Dors, mon gars, dors. Faut pas te déranger pour nous.
Et je m'étais endormi pour de bon, veillé par les lampadaires du quai, en pensant à la délicatesse de ces pêcheurs qui avaient fait leur possible pour ne pas me réveiller, moi qui m'étais mis, sans le savoir, à leur place…

Le jour était maintenant levé depuis une bonne heure, quand je franchis les passes avec le flot, et accostai le long du môle, à la voile. Après m'être amarré, je pus enfin descendre dans la cabine et me faire un café brûlant.

Aux premiers temps de mon apprentissage, je m'étais longuement entraîné à faire des manœuvres à la voile, accostage d'un quai ou prise de corps-mort. Je m'en félicitais maintenant, car mon vieux moteur avait tendance à me jouer des tours. Et puis surtout pour la beauté du geste, pour la satisfaction d'une manœuvre réussie sans avoir cédé à la facilité, pour le plaisir.

Je ressentis d'un coup la fatigue de la nuit. Je fermai le capot et laissai le petit gaz allumé, afin qu'il se créé un peu de chaleur. Puis je m'allongeai sur ma couchette, enlevant juste mon ciré. Mon esprit flottait entre veille et sommeil, cet état second fait de rêve et de réalité. Je n'eus que le temps de couper le gaz, à portée de main, avant de sombrer.

Réveillé un peu plus tard par le bruit d'une pinasse qui venait s'amarrer derrière moi, je me refis un café, que j'avalai bien chaud, et sortis.

La mer était haute. Enchâssé entre ses maisons aux toits gris, le port hivernait. Une mouette me survola en piaillant un long cri plaintif, et alla se poser sur la pomme de mât d'un bateau bâché. Le soleil perçait difficilement la brume bleue et ténue qui cachait les lointains.

Le vent d'Est qui m'avait si bien poussé cette nuit avait considérablement molli. "Il faudra que j'en tienne compte pour rentrer demain" pensai-je.

Je me dirigeai vers la boulangerie, qui se trouvait à deux pas, y acheta pain et chocolat, puis à l'épicerie d'à côté pour quelques provisions, poussai enfin la porte d'un des bistrots du port.

J' aimais cette ambiance chaude et animée des cafés de pêcheurs, où je me berçais des vois rauques et rocailleuses qui parlaient de mer.

Au bar, je commandai un ballon de rouge. Les hommes s'étaient tus lorsque j' étais entré, puis les conversations avaient repris. Deux d'entre eux étaient accoudés près de moi. Le plus âgé, en vareuse et casquette bleue, se retourna :
- Des plaisanciers dans le coin par ce temps-là, on peut pas dire qu'on en voit beaucoup. C'est vous qu'êtes amarré au môle ?
- Oui, répondis-je. Le temps de déjeuner. J'ai fait route cette nuit. Je repars tout à l'heure pour mouiller en face de l'île. Une traite de quelques milles. Demain je repars chez moi.
Eh! ben mon vieux, dit l'autre en levant les sourcils, faut en vouloir… Moi je mettrais pas mon chien dehors. Nous, c'est pas pareil, il faut y aller. Mais quand on n'est pas obligé !…

Un groupe, au bout du comptoir, s'était arrêté de parler. Ils écoutaient. Ils attendaient ce que j'allais dire. Ils pressentaient une bonne histoire à raconter aux autres, ceux qui n'étaient pas encore rentrés, celle du fêlé qui "fait du bateau" quand il gèle.
- Si je veux naviguer, c'est hors-saison que je peux le faire, dis-je. Je travaille dans un port de plaisance, et c'est pendant les vacances des autres qu'il y a le plus de boulot. – l'homme à la casquette faisait signe à la patronne de remplir les verres – et ça me convient tout à fait. Vous voyez, j'aime la mer, et j'aime l'hiver. L'eau et le ciel ont des couleurs différentes. On y voit des éclairages, des nuages qu'on ne verra jamais en été.
- On y voit surtout des coups de chien, mon gars, lança un des hommes du groupe. Les autres rirent.
- Le mauvais temps, ça se prévoit, répondis-je. Je ne suis pas inconscient. J'aime bien la brise, mais j'irai pas me jeter dans la gueule du loup. Au port, on suit la météo. En venant ici, j'étais assuré d'un beau temps pour plusieurs jours. L'anticyclone est bien établi. J'aurai de l'Est, à l'aller comme au retour. Le froid, c'est rien, il suffit de se couvrir.
- Fils, dit familièrement la casquette bleue, tel que je te vois, tu iras loin : "Si tu veux vivre vieux marin, arrondis les pointes…
- … et salue les grains le coupai-je en souriant. Puis il demanda à la patronne de remettre une tournée.


Quand je sortis du café, je vis que la mer avait commencé de descendre. Je me hâtai d'avaler quelque chose de chaud, hissai les voiles, et me décollai doucement du quai.
"Avec cette petite brise, il va me falloir presque quatre heures" pensai-je

j'avais choisi de dormir au mouillage, devant une petite plage de l'île. Après examen de la carte, je savais que je serais abrité du vent nocturne.

J'adorais les cartes marines. Je passais de longs moments à les détailler, allant d'un phare à une balise, d'une pointe à une anse, dont tous les noms me faisaient déjà rêver. Je tentais d'imaginer la réalité, de comprendre l'organisation du paysage marin, et gravais dans sa mémoire roches et zones de courant, afin d'éviter une mauvaise surprise, et de pouvoir goûter mon plaisir totalement. Car vigilance n'était pas synonyme d'inquiétude, loin de là. Je savais que j'apprenais à chaque sortie, avec passion et humilité.
L'école de la vie, de la vraie vie, me dis-je à haute voix. Il m'arrivait souvent de me parler.

Je dus arrondir une pointe malsaine, balisée d'une méchante perche, avant de mouiller mon ancre par quelques mètres d'eau, sur fond de sable.
Le courant avait ralenti la traversée, et il faisait déjà presque nuit. je m'empressai de noter le cap de sortie, celui qu'il faudrait prendre si – tout est toujours possible – le vent venait à tourner, rendant intenable mon abri d'un soir. Le relief n'était pas bien haut, mais il suffisait à couper le vent, qui recommençait à se muscler, faisant entrer dans l'anse, en contournant la pointe, la petite houle qui berçait le bateau.

Avant de refermer le capot, je jetai un regard circulaire. Je ne pus qu'à peine distinguer, à une centaine de mètres, la bande de sable blanc qui mourait dans l'eau sombre. Levant la tête, je me vis veillé par les premières étoiles. Et je sus à ce moment que j'avais ma place là, ce soir, dans cette solitude glacée que nul ne songerait à me disputer. Je savais aussi, avec la certitude de ses sens, que ma nuit serait tranquille.

Demain je rentrerais, mes voiles appuyées par cette brise régulière qui m'amenerait jusqu'au port…


Guy - Estepona - Octobre 1991
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Message  THAIS Mar 20 Juil - 10:39

c'est toujours agréable ces petits récits d'une tranche de vie, qui nous ressemble ( rassemble ) Sortie hivernale 802232 comme une aquarelle au teintes un peu lavées ,évocatrice des( belles ) années passées ............. Sortie hivernale 266617
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Message  cath-du-nord Jeu 29 Juil - 0:12

THAIS a écrit:c'est toujours agréable ces petits récits d'une tranche de vie, qui nous ressemble ( rassemble ) Sortie hivernale 802232 comme une aquarelle au teintes un peu lavées ,évocatrice des( belles ) années passées ............. Sortie hivernale 266617

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